« Ainsi, grâce à la vigilance des oies, la forteresse de la ville de Rome et la liberté du peuple romain furent sauvées. » C’est ainsi que l’historien romain Tite-Live conclut sa chronique du siège de Rome par les Germains en 390 av. J.-C. Tite-Live décrit comment les défenseurs romains de la ville, qui s’étaient repliés dans la forteresse du Capitole, étaient à bout de force après des mois de siège. Les Germains avaient décidé de prendre la forteresse de nuit. Les gardes épuisés par le siège ne les ont pas entendus, mais les oies dédiées à la déesse Junon (et nourries aux frais de l’État) ne dormaient pas et ont donné l’alerte. Les défenseurs ont ainsi pu repousser l’attaque et, après de nouvelles négociations, persuader les Gaulois de quitter la ville en échange d’une rançon.
Les Romains ont interprété l’intervention des oies éveillées comme un avertissement de la déesse Junon contre le danger imminent. Par gratitude, ils ont donc érigé au Capitole un temple dédié à « Junon Moneta », littéralement « Junon qui avertit ». Plus tard, un atelier monétaire romain a été établi dans ce temple. Les pièces y étaient frappées sous l’œil attentif de trois maîtres de la monnaie, les banquiers centraux avant l’heure, qui devaient vérifier que les pièces contenaient la bonne quantité de métal précieux (or, argent ou cuivre). La pièce était généralement frappée du profil de l’empereur sur une face et de celui de Junon sur l’autre, souvent accompagnée de l’inscription « Moneta ». Pendant l’apogée de la Pax Romana, au cours des premiers siècles de notre ère, ces pièces se sont répandues dans tout le vaste empire et « moneta » est devenu le nom général de la monnaie. C’est pourquoi nous parlons encore aujourd’hui de « moneta », « moneda », « monnaie » ou « money » dans toute l’Europe.
Le denier : naissance et disparition d’une monnaie
À l’époque, la monnaie standard de l’Empire romain était le denier d’argent (dont est d’ailleurs dérivé le nom du dinar, encore utilisé dans le monde arabe et jusqu’en Serbie). Au début de notre ère, cette pièce d’un poids de 4,5 g était composée à 100 % d’argent. Nous en trouvons également des traces dans la Bible : Jésus a été trahi par Judas pour 30 de ces « pièces d’argent ». Cependant, la teneur en argent de la pièce a progressivement diminué à l’époque de la Rome impériale. Pendant longtemps, on s’est demandé si cette baisse de la teneur en argent était due à des difficultés de production d’argent ou s’il s’agissait plutôt d’une politique délibérée de dévaluation menée par les empereurs successifs.
Denier d’argent à l’effigie de Junon Moneta, Münzkabinett Berlin
Une fascinante étude menée récemment par une équipe pluridisciplinaire de spécialistes en langues classiques, de chimistes et de climatologues a trouvé des réponses à ces questions en utilisant une technologie de pointe à près de 4 600 kilomètres de Rome. Le paléoclimatologue Joe McDonell, l’archéologue classique d’Oxford Andrew Wilson et leurs équipes ont analysé des traces de contamination au plomb dans un échantillon de 423 mètres de long foré dans la calotte glaciaire du Groenland (le Greenland Ice Core Project ou GRIP)*.
En effet, pour faire fondre l’argent destiné à la fabrication des pièces de monnaie, le minerai devait être chauffé à 1 200 °C pendant plus de 10 heures dans des fours en argile. Du plomb était ensuite ajouté au concentré d’argent pour favoriser la cristallisation du minerai. Les vapeurs de plomb libérées lors de ce processus étaient transportées par les vents vers la région polaire, où elles se sont déposées année après année dans les couches de glace nouvellement formées. En mesurant les concentrations de plomb dans chaque couche de glace précisément datable, l’équipe a pu observer directement l’activité monétaire de la Rome antique et se faire une idée exacte de la production monétaire annuelle (et, par extension, de l’activité économique) de l’empire. Fascinant, n’est-ce pas ?
Leurs mesures montrent que la production d’argent a explosé lorsque, au début de notre ère sous Auguste, la stabilité est revenue dans l’empire après la guerre civile tumultueuse qui a caractérisé les dernières années de la République. Or, déjà en 64 apr. J.-C., la teneur en argent du denier a été réduite par Néron à 80 %, probablement pour financer la reconstruction qui a suivi le grand incendie de Rome. Sous les empereurs ultérieurs, la teneur en argent du denier a été progressivement réduite dans le cadre de nombreuses réformes monétaires. Il s’agissait alors manifestement de dévaluations délibérées. En effet, en raison des coûts croissants liés à la défense des frontières du vaste empire contre l’avancée des tribus germaniques et pour financer des jeux toujours plus extravagants afin de conserver la faveur du peuple, les empereurs avaient un besoin constant d’argent, ce qui menait à des dévaluations systématiques. En 165 apr. J.-C., Rome a été frappée par une peste dévastatrice (probablement la variole), ce qui a provoqué un effondrement de la production d’argent. C’est le début de la fin pour l’empire et pour sa monnaie, le denier. Au milieu du IIIe siècle, la teneur en argent du denier était ainsi tombée à tout juste 4 %. La pièce disparaît alors de la circulation et est supplantée par des pièces d’or plus précieuses.
Le Dollar américain, le denier des temps modernes ?
Vingt siècles après Auguste, l’histoire semble se répéter. L’explosion des coûts de la défense des intérêts de l’empire américain dans des régions éloignées (Vietnam) et un programme social coûteux pour conserver la faveur populaire (la Grande Société de Johnson) ont contraint Nixon à abandonner l’adossement de sa monnaie à l’or (au taux de 35 dollars US/once) le 15 août 1971. Le dollar a alors rapidement perdu de sa valeur par rapport à l’or, mettant fin à la stabilité monétaire qui prévalait dans le monde occidental depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les pays européens sont alors loin d’être satisfaits de la décision de Nixon, qu’ils considèrent à juste titre comme un hold-up sur leurs réserves d’or. Cependant, leurs critiques ont été mal accueillies par les Américains. Ainsi, lors d’une réunion du G10 à Rome quelques mois plus tard, le secrétaire au Trésor de Nixon, John Conally, déclarera avec arrogance : « Le dollar est notre monnaie et votre problème. »
Cette arrogance était-elle, comme si souvent, mal placée ? À première vue, il semble que ce soit le cas : aujourd’hui, il faut payer environ 1 900 dollars US pour la même once d’or, et, en raison de l’énorme création monétaire de ces dernières années, le dollar US a subi une dévaluation de pas moins de 98 % par rapport à l’or. Or, tout comme dans la Rome antique, une crise sanitaire (quoique bien moins meurtrière) porte aujourd’hui un coup dur à l’économie et incite les responsables politiques à mettre en branle le carrousel monétaire pour un tour supplémentaire. Toutefois, c’est également là que s’arrêtent toutes les similitudes, car, contrairement au denier, le dollar américain semble bien loin de disparaître de la scène ! Au contraire, cette monnaie a le vent en poupe, et s’échange aujourd’hui à son plus haut niveau depuis 2002…
Mais pourquoi le dollar américain reste-t-il de loin la monnaie dominante dans le monde et ne subit-il pas le même sort que le denier ? Il y a, bien sûr, la guerre en Ukraine, qui permet au dollar américain de profiter de son statut de monnaie de réserve mondiale. En outre, en temps de crise, les marchés de capitaux recherchent les marchés les plus profonds et les plus liquides, et ceux-ci sont toujours, et de loin, les marchés de capitaux américains. Or, à un niveau moins visible, il se passe beaucoup plus de choses. En effet, la scène monétaire actuelle ressemble à des lignes de faille où s’entrechoquent les plaques tectoniques des grands blocs économiques, qui suivent des voies économiques et monétaires complètement différentes…
Les déterminants des taux de change soumis à d’importants changements structurels
Ainsi, trois forces majeures agissent actuellement sur la sphère monétaire :
- l’évolution des taux d’intérêt,
- la possession ou non de matières premières et
- les développements économiques structurels appartenant au processus de « démondialisation »
1) L’évolution des taux d’intérêt est probablement la plus importante pour l’évolution des devises. Vous connaissez maintenant le récit : la pandémie a profondément bouleversé le processus de production mondial et notre mode de consommation en perturbant complètement les chaînes d’approvisionnement et en nous confrontant soudainement à des pénuries dans toutes sortes de domaines. Cette situation a été contrebalancée par l’importance de l’épargne disponible, résultat des possibilités de consommation très limitées en raison du confinement et du soutien généreux apporté aux familles et aux entreprises. L’augmentation des prix de l’énergie et des denrées alimentaires résultant du conflit en Ukraine s’est avérée être l’accélérateur idéal du processus sous-jacent, déjà fortement inflationniste. Dès lors, l’inflation et le pouvoir d’achat se retrouvent soudainement au centre du discours social. Les responsables de la politique monétaire, qui avaient laissé le robinet monétaire largement ouvert pendant une décennie, ont réalisé à quel point ils avaient sous-estimé cette vague inflationniste et combien ils étaient en retard sur la courbe (dans leur jargon, on dirait qu’ils étaient très « behind the curve »).
Les premières banques centrales qui s’en sont rendu compte ont été celles des pays émergents, qui avaient déjà commencé à relever leurs taux d’intérêt à l’été de l’année dernière. La FED n’a changé de discours qu’en début d’année et indique maintenant clairement qu’elle ne prévoit pas seulement une série de hausses de taux d’intérêt cette année, mais qu’elle veut aussi inverser son processus de soutien basé sur le rachat d’obligations en vendant des titres. En conséquence, les taux d’intérêt américains ont fortement augmenté et l’écart de taux d’intérêt entre le dollar américain et l’euro s’est élargi. Après tout, en Europe, les taux d’intérêt peuvent difficilement augmenter en raison de la situation précaire des finances publiques du maillon le plus faible du système de l’euro, à savoir : l’Italie. Avec un taux d’endettement d’environ 155 % de son PIB, un déficit budgétaire d’environ 7,2 % de son PIB (2021) et une croissance lente, l’Italie serait une victime toute désignée en l’absence de taux d’intérêt bas. Le marché en est bien conscient ; la BCE ne peut donc pas menacer de manière crédible de relever ses taux. Ce dernier point s’applique également au Japon, où la dette nationale a atteint pas moins de 236 % de son PIB. En Chine, la situation est encore pire : l’implosion du marché immobilier et les nouveaux confinements draconiens ont laissé l’économie dans un profond marasme qui a poussé la banque centrale chinoise à renforcer ses mesures de soutien en abaissant les taux d’intérêt et en ouvrant son robinet monétaire. Ainsi, l’évolution des taux d’intérêt dans les principaux blocs économiques présente un schéma complètement divergent. Aujourd’hui, il apparaît que le dollar américain bénéficiera d’un avantage significatif et croissant en matière de taux d’intérêt par rapport à l’euro et au yen dans les années à venir, ce qui a évidemment contribué à renforcer cette devise.
2) Outre la problématique des taux d’intérêt, la situation concernant la dépendance aux matières premières s’avère également cruciale aujourd’hui. L’explosion des prix des produits de base a renforcé la position commerciale des pays dotés de ressources naturelles par rapport à ceux qui doivent les importer. Cette évolution des conditions commerciales se traduit par une appréciation des monnaies des exportateurs de produits de base. Et là encore, l’Europe et le Japon, qui doivent importer beaucoup d’énergie, de métaux et de nourriture, sont perdants face aux États-Unis, à l’Australie, à la Norvège et à de nombreux pays émergents. Qui plus est, dans le climat géopolitique actuel, la dépendance à l’égard des matières premières menace de devenir beaucoup plus structurelle qu’auparavant. Là encore, la conclusion est que l’euro est désavantagé par rapport à de nombreuses autres monnaies.
3) Enfin, il reste l’aspect de l’évolution du système de production de l’économie mondiale, qui se caractérise par une tendance claire à la relocalisation des activités de production vers des régimes plus « amicaux », plus proches des principaux marchés intérieurs des États-Unis et de l’Europe. Cette tendance, qui avait déjà commencé il y a plusieurs années, a été accélérée par les récents développements géopolitiques. Ceci étant, il ne faut pas négliger le rôle joué par l’augmentation du coût des transports et de la logistique, mais aussi par la prise de conscience que le retour de l’« industrie manufacturière » dans nos régions peut contribuer à répondre à de nombreuses aspirations sociales. Cette tendance à ce que l’on appelle également le « nearshoring » ou le « friendshoring » ouvre des perspectives à des pays tels que le Mexique, l’ancienne Europe de l’Est, l’Afrique du Nord, les Philippines et le Vietnam, sachant que les monnaies de ces pays pourraient en tirer les bénéfices correspondants.
Tous ces éléments guident les diversifications de devises que nous avons récemment effectuées dans nos portefeuilles. La faiblesse structurelle de l’euro nous a conduits à nous diversifier quelque peu vers les monnaies qui bénéficient d’un avantage croissant en matière de taux d’intérêt (dollar américain), qui peuvent profiter d’une richesse en matières premières et de fondamentaux solides (couronne norvégienne, dollar australien…) ou qui pourraient bénéficier de la relocalisation (couronne tchèque). Ce faisant, nous ne perdons jamais de vue cette autre devise du grand empereur Auguste, « Caveat emptor » ou « Acheteur, prends garde ». Toutefois, cela semble évident pour qui sait que le mot « monnaie » s’apparente littéralement à un avertissement…
Christophe Van Canneyt
Chief Economist
*Lead pollution recorded in Greenland ice indicates European emissions tracked plagues, wars, and imperial expansion during antiquity (https://www.pnas.org/doi/10.1073/pnas.1721818115)